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le grand vide

 

 

       c’est vrai qu’il le disait toujours, il se barrerait un jour. est-ce qu’il l’a vraiment fait ?

j’en sais trop rien, tout le porte à croire.

       j’ai jamais pensé qu’il était cinglé, un type à la ramasse avec des tendances suicidaires. d’autres, qui disent connaître un peu ce genre de mec à la personnalité en peau de caméléon, diraient qu’il avait une case en moins, un coyote mal dans sa peau qu’avait jamais réussi à se faire une place, pas capable de se construire une petite vie avec un frigo pour ses canettes de bière. je crois rien de tout ça, j’y ai jamais cru et je le croirais jamais. dieu est pas assez con pour maudire les anges qui cherchent leurs ailes.

       des conversations, on en a eu quelques-unes. et à chaque fois ses mots prenaient la route du grand vide. ouais c’est ça, du grand vide. pourquoi ? il avait ça en lui. quand il en parlait, je voyais ses traits changer, prendre les couleurs de la poussière qui se dépose dans le creux des yeux et vous transforme en tumbleweed. je crois que c’est exactement ça l’image, en tumbleweed.

       ses yeux, son putain de regard, devenaient des puits. son phrasé se perdait en des intonations presque convulsives. il soupirait. beaucoup. il laissait sa clope se consumer jusqu’à la brûlure et il sentait rien. sa voix devenait douce aussi. c’était peut-être un état de transe. maintenant que j’y pense, c’est le mot qui convient, une transe.

       parler de tout ça le rendait si différent que les premiers temps je m’étais inquiété. mais maintenant je sais. je sais qu’il l’avait dans la peau, que sa pensée était un cercle qui tournait jour et nuit autour de ce point qu’il voulait atteindre. son omphalos.

       je veux jamais revenir sous quelque forme que ce soit. sauf là-bas. j’irai m’y perdre un jour. je marcherai et je reviendrai pas.

       c’est ça qu’il répétait souvent.

       ces mots me tordent les boyaux. j’ai l’âme découpée à la tronçonneuse. parce que je le vois qui s’éloigne. et il se retourne pas. il s’en va saluer la mort. la sienne.

 

       ça fait maintenant dix jours qu’il est pas rentré. il a pris quelques affaires. je sais lesquelles. celles pour marcher là-bas. je le sais, c’est tout. j’ai pas trouvé trace de billet d’avion pour confirmer mes craintes. ses rares amis ont pas de nouvelle. il avait pas de famille. il avait que moi. mais j’ai pas suffit. il m’a laissé pour se tirer loin. dans ce grand vide qu’il porte en lui.

 

si tu y es, sache que je t’aime, mec     

 

 

 

 

eric pitton

un certain jour où il aurait fallu partir

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